Pourquoi ai-je envie de vous faire partager ma dernière lecture ? Sans doute parce qu'elle m'a laissé un peu
interloqué.
« Oh ! mon Dieu ! On peut souvent n'avoir pas besoin de toucher les choses avec la main mais il est la joie d'écrire
les mots qui sont exacts et toujours exacts, toujours, sans plus.»
Je l'ai choisie, comme je le fais souvent, en me laissant guider par le hasard. J'ai toujours un
livre en train (au moins un) et lorsque j'en termine un, c'est souvent un peu un désarroi. Il va me falloir trouver un autre pied à terre où nicher mon imaginaire. Il n'y a pas de période de
deuil entre deux livres. Quelquefois, la question du choix ne se pose pas, le nouveau lu trône déjà depuis plusieurs jours sur la table de nuit, attendant d'être enfin ouvert, offrant ses pages à
l'amour du lecteur en ayant eu la patience d'attendre sans regimber que son précédent ait livré l'entièreté de son message. Il n'y a pas de place pour le doute, c'est celui là, qui nous a été
offert par quelqu'un qu'on aime ou qu'on a choisi après avoir été convaincu par des voix dignes de confiance que c'était celui là que l'on aimerait parcourir, qui nous ferait découvrir des
rivages encore insoupçonnés et pourtant enchanteurs. Et puis, dans l'autre cas, quand rien ne parait évident, pour ne pas avoir à subir de rupture d'addiction, la trchnique est d'aller faire un
tour dans la bibliothèque où les livres non lus gardent encore la majorité. Derrière la porte j'ai trouvé ce livre de poche : Les Innocents de Francis Carco. Le titre ne me disait rien, d'où
venait donc ce livre ? Je ne me souvenais pas l'avoir acheté. Peut être m'était il arrivé en dot, à l'occasion de mon mariage. Le nom de Francis Carco me parlait un peu plus. Je l'avais rangé
dans une case de ma mémoire, plutôt comme poète, comme auteur de chanson que comme romancier. Je pris donc ce livre tête baissée dans l'idée d'y trouver une petite musique, un jeu de mots qui
allait m'enchanter. La lecture fut tout de suite assez surprenante. Un roman de construction classique, divisé en chapitres, se terminant par une table des matières, du CHAPITRE PREMIER au
CHAPITRE XXXIII, répertoriés avec leur page initiale, mais aucun n'ayant un titre. Me suis je reconnu dans le héros principal ne recueillant pas la sympathie, l'assentiment de son lecteur ?
Cet adolescent livré au désordre de la guerre, petit maquereau dérisoire cherchant à égaler l'image d'un homme qu'il idéalise, qui sera finalement formé par des femmes a en tout cas un destin
plus tragique que le mien. Cette petite ordure à laquelle on s'attache pourtant a une amoralité bon enfant dans laquelle je trouve des codes qui seront établis plus de trente ans plus tard dans
la mythique Série Noire.
Marcel Duhamel écrivait à ce sujet en 1948
:« les états d'âmes se traduisent par des gestes, et les lecteurs friands de littérature
introspective devront se livrer à la gymnastique inverse. Il y a aussi de l'amour — préférablement bestial — de la passion désordonnée, de la haine sans merci, tous les sentiments qui, dans une
société policée, ne sont censés avoir cours que tout à fait exceptionnellement, mais qui sont parfois exprimés dans une langue fort peu académique mais où domine toujours, rose ou noir, l'humour.
À l'amateur de sensations fortes, je conseille donc vivement la réconfortante lecture de ces ouvrages, dût-il me traîner dans la boue après coup. En choisissant au hasard, il tombera
vraisemblablement sur une nuit blanche. »